[ No VII  ]  Freedom and liberty

DéNONCIATION CONTRE NECKER

Terror


VERSAILLES

03 OCTOBER 1789

Depuis que j’ai dénoncé M. Necker, le public est inondé d’une foule d’écrits où le premier ministre des finances est flagorné, et où je suis impitoyablement déchiré par des vendeurs d’injures et de calomnies. Dans une guerre de ce genre, on sent trop le prodigieux avantage que doit avoir contre un homme réduit à travailler pour vivre, un homme qui a l’autorité en main, qui peut donner des places et qui dispose d’une fortune de 14 à 15 millions.

Quoi qu’il en soit, mes principes sont connus, mes moeurs sont connues, mon genre de vie est connu : ainsi je ne m’obstinerai point à combattre de lâches assassins qui s’enfoncent dans les ténèbres pour me poignarder. Que l’honnête homme qui a quelque reproche à me faire se montre, et si jamais j’ai manqué aux lois de la plus austère vertu, je le prie de publier les preuves de mon déshonneur. Je terminerais ici cet article, s’il n’importait à la cause de la liberté que le publie ne soit pas la dupe des artifices employés pour le prévenir défavorablement contre son incorruptible défenseur.

Comme ma plume a fait quelque sensation, les ennemis publics, qui sont les miens, ont répandu dans le monde qu’elle était vendue : ce qui, d’après le caractère connu des gens de lettres du siècle, n’était pas difficile à persuader à qui ne m’a point lu. Mais il suffit de jeter les yeux sur mes écrits pour s’assurer que je suis peut-être le seul auteur depuis Rousseau qui dût être à l’abri du soupcon. Et à qui, de grâce, serais-je vendu ? Est-ce à l’Assemblée nationale, contre laquelle je me suis élevé tant de fois, dont j’ai attaqué plusieurs décrets funestes, et que j’ai si souvent rappelée à ses devoirs ? Est-ce à la couronne, dont j’ai toujours attaqué les odieuses usurpations, les redoutables prérogatives ? Est-ce au ministère que j’ai toujours donné pour l’éternel ennemi des peuples, et dont j’ai dénoncé les membres comme traîtres à la patrie ? Est-ce aux princes, dont j’ai demandé que le faste scandaleux fût réprimé, les dépenses bornées au simple revenu des apanages, et dont je demande que le procès soit fait aux coupables ? Est-ce au clergé, dont je n’ai cessé d’attaquer les débordements, les prétentions ridicules, et dont j’ai demandé que les biens fussent restitués aux pauvres ? Est-ce à la noblesse dont j’ai frondé les in- justes prétentions, attaqué les privilèges iniques, dévoilé les perfides desseins ? Est-ce aux parlements, dont j’ai relevé les projets ambitieux, les dangereuses maximes, les abus révoltants, et dont j’ai demandé la suppression ? Est-ce aux financiers, aux déprédateurs, aux concessionnaires, aux sangsues de l’Etat, à qui j’ai demandé que la nation fit rendre gorge ? Est-ce aux capitalistes, aux banquiers, aux agioteurs, que j’ai poursuivis comnne des pestes publiques ? Est-ce à la municipalité, dont j’ai découvert les vues secrètes, dévoilé les desseins dangereux, dénoncé les attentats, et qui m’a fait arrêter ? Est-ce aux districts, dont j’ai attaqué l’alarmante composition et proposé le besoin de réforme ? Est-ce à la milice nationale dont j’ai attaqué les sots procédés et la sotte confiance dans des chefs suspects ? - Reste donc le peuple, dont j’ai constamment defendu les droits et pour lequel mon zèle n’a point eu de bornes. Mais le peuple n’achète personne ; et puis pourquoi m’acheter ? Je lui suis tout acquis, me fera-t on un crime de m’être donné ?

Si ces ennemis qui cherchent à me perdre avaient quelque jugement, ils sentiraient que leurs coups seront toujours sans effet, tant qu’ils ne saisiront pas le défaut de la cuirasse. Ainsi, au lieu de frapper en aveugle, que ne cherchentils mes faiblesses, que n’épient-ils mes ridicules, pour me peindre d’après moi ? Ils ont besoin d’aide, je vais leur en donner.

Depuis longues années, mes amis, témoins de mon insouciance sur l’avenir, me reprochent d’être un animal indécrottable ; peut-être n’ont-ils pas tort ; mais ce défaut n’est pas, je crois, celui d’un complaisant prêt à se vendre. Depuis longues années, mes voisins, qui voient que je me refuse le nécessaire pour faire construire des instruments de physique, me regardent comme un original inconcevable ; peut-être n’ont-ils pas tort : mais ce défaut n’est pas, je crois, celui des intrigants qui cherchent à se vendre.

Il y a dix mois que je sers la patrie nuit et jour ; mais je n’ai voulu prendre aucune part à la gestion des affaires publiques. Je me suis montré dès le premier instant d’alarme, et je n’ai consulté que mon coeur pour partager les périls communs. Depuis le mardi soir, jour de la prise de la Bastille, jusqu’au vendredi soir, je n’ai pas désemparé du comité des Carmes dont j’étais membre. Obligé de prendre enfin quelque repos, je n’y reparus que le dimanche matin. Le danger n’était plus imminent, et je voyais les choses un peu plus de sang-froid. Quelque importantes que me parussent les occupations d’un commissaire de district, je sentais qu’elles ne convenaient nullement à mon caractère, moi qui ne voudrais pas de la place de premier ministre des finances, pas même pour m’empêcher de mourir de faim. Je proposai donc au comité d’avoir une presse, et de trouver bon que, sous ses auspices, je servisse la patrie en rédigeant l’historique de la révolution, en préparant le plan de l’organisation des municipalités, en suivant le travail des Etats Généraux. Cette proposition ne fut pas du goût de la majorité, je me le tins pour dit ; et, pénétré de ma parfaite inaptitude à toute autre chose, je me retirai. Aux yeux de tant d’honnêtes citoyens qui font une spéculation de l’honneur de servir la patrie, ma retraite doit paraître pure stupidité, je le sais ; mais ma proposition n’etait pas celle d’un homme dont la plume est à vendre.

Le plan que j’avais proposé au comité des Carmes, je l’ai exécuté dans mon cabinet et à mes dépens. Mes amis ont fait le diable pour m’empêcher d’écrire sur les affaires actuelles ; je les ai laissés crier et n’ai pas craint de les perdre. Enfin je n’ai pas craint de mettre contre moi le gouvernement, les princes, le clergé, la noblesse, les parlements, les districts mal composés, l’état-major de la garde soldée, les conseillers des cours de judicature, les avocats, les procureurs, les financiers, les agioteurs, les déprédateurs, les sangsues de l’Etat et l’armée innombrable des ennemis publics. Serait-ce donc là le plan d’un homme qui cherche à se vendre ?

Hé ! pour qui me suis-je fait ces nuées de mortels ennemis ? Pour le peuple, ce pauvre peuple épuisé de misère, toujours vexé, toujours foulé, toujours opprimé, et qui n’eut jamais à donner ni places ni pensions. C’est pour avoir épousé sa cause que je suis en butte aux traits des méchants qui me persécutent, que je suis dans les liens d’un décret de prise de corps, comme un malfaiteur. Mais je n’éprouve aucun regret ; ce que j’ai fait, je le ferais encore, si j’étais à recommencer. Hommes vils, qui ne connaissez d’autres passions dans la vie que l’or, ne me demandez pas quel intérêt me pressait ; j’ai vengé l’humanité ; je laisserai un nom, et le vôtre est fait pour périr.

Les folliculaires qui se prêtent à me diffamer ne sont pas tous des scélérats consommés, je veux le croire ; qu’ils rentrent donc en eux-mêmes un instant, ils rougiront de leur bassesse. Je ne les accablerai point d’injures, je ne leur ferai point de reproches ; mais s’il en est un seul qui doute encore que ma plume n’est conduite que par mon coeur, qu’il vienne me voir dîner.

Enfin, aurais-je besoin de me vendre pour avoir de l’argent ? J’ai un état qui m’en a donné et qui m’en donnera encore, dès que je me résoudrai à renoncer au cabinet. Je n’ai même que faire de renoncer au cabinet, je n’ai besoin que de ma plume. Aux précautions infinies que prennent les ennemis de l’Etat pour empêcher mes écrits de voir le jour, mes diffamateurs peuvent s’assurer que je ne manquerai pas de lecteurs. L’Ami du peuple aurait été, dans leurs mains, une source abondante ; dans les miennes, cette source est restée stérile ; j’ai abandonné les trois quarts du profit aux libraires chargés de m’épargner les embarras de l’impression et de la distribution, à la charge que chaque numéro sera livré à un sou aux colporteurs.

Je me flatte d’en avoir assez dit pour dégoûter les échos de cette calomnie, la seule qui pût porter coup à la cause que je défends. Quant aux autres, je laisse libre carrière à mes diffamateurs, et je ne perdrai pas, à les confondre, un temps que je dois à la patrie.

by Jean-Paul Marat