[ No I  ]  Freedom and liberty

PROTESTATION CONTRE LA LOI MARTIALE

En ordonnant aux troupes de marcher contre les citoyens assemblés, il anéantit la nation, qui n'existe que par la réunion des individus.

liberty


VERSAILLES

21 MARCH 1793

Non, il n’est point de malheurs qu’on n’ait sujet d’attendre de ce funeste décret ; point d’attentats dont il ne soit la source.

En ordonnant aux troupes de marcher contre les citoyens assemblés, il anéantit la nation, qui n’existe que par la réunion des individus. En sévissant contre les officiers et les soldats qui refuseront d’opprimer leurs pères, il divise les citoyens, il les oppose les uns aux autres ; et les met aux prises pour s’entr’égorger.

Quelle furie infernale a donc répandu sur les représentants de la commune son souffle empoisonné ? Insensés ! croyez-vous que c’est un bout de toile rouge qui vous mettra à couvert des effets de l’indignation publique ? croyez-vous que ce soit quelques satellites dévoués qui vous défendront de la juste fureur de vos concitoyens ? Le peuple ne se vend jamais, et l’armée ne se vendra plus. Soudoyée par le prince elle s’est donnée à la nation ; soudoyée par la municipalité, elle se donnera au peuple. C’est le voeu de la raison, c’est le fruit des lumières. Ces menées ne frappent encore que les yeux exercés du philosophe ; mais bientôt elles frapperont ceux de la multitude. Déjà elle sent la dureté de votre joug ; déjà elle vous accuse de ses malheurs ; et si elle vient à vous surprendre en faute, elle s’abandonnera à son désespoir, et c’en est fait de vous pour toujours. Souvenez-vous des décemvirs ; leur règne fut de courte durée ; le vôtre sera de plus courte durée encore : vous avez imité leur conduite criminelle, je vous prédis la même fin.

Les citoyens timides, les hommes qui aiment leur repos, les heureux du siècle, les sangsues de l’Etat et tous les fripons qui vivent des abus publics ne redoutent rien tant que les émeutes populaires ; elles tendent à détruire leur bonheur en amenant un nouvel ordre de choses. Aussi s’élèvent-ils sans cesse contre les écrits énergiques, les discours véhéments, en un mot contre tout ce qui peut faire vivement sentir au peuple sa misère et le rappeler à ses droits.

C’est la morale des hommes constitués en dignité et en puissance. Au milieu des abus de l’autorité et des horreurs de la tyrannie, ils ne parlent que d’apaiser le peuple, ils ne travaillent qu’à l’empêcher de se livrer à sa juste fureur.

Ils ont pour cela de puissantes raisons, et, de plus, un prétexte bien propre à faire impression sur les hommes bornés, mais qui n’en impose pas aux hommes instruits ; je parle des scènes tragiques dont les insurrections sont presque toujours accompagnées.

Quelle que soit la terreur qui remplit leur âme, et qu’ils cherchent à faire passer dans celle des autres, voici quelques réflexions qui contribueront à rassurer les esprits judicieux.

D’abord, le peuple ne se soulève que lorsqu’il est poussé au désespoir par la tyranie. Que de maux ne souffre-t-il pas avant de se venger ! Et sa vengeance est toujours juste dans son principe, quoiqu’elle ne soit pas toujours éclairée dans ses effets, au lieu que l’oppression qu’il endure n’a sa source que dans les passions criminelles de ses tyrans.

Et puis, est-il quelque comparaison à faire entre un petit nombre de victimes que le peuple immole à la justice dans une insurrection, et la foule inommbrable de sujets qu’un despote réduit à la misère, ou qu’il sacrifie à sa cupidité, à sa gloire, à ses caprices ! Que sont quelques gouttes de sang que la populace fait couler, dans la révolution actuelle, pour recouvrer sa liberté, auprès des torrents qu’en ont versé un Tibère, un Néron, un Caligula, un Caracalla, un Commode ; auprès des torrents que la frénésie mystique d’un Charles IX en a fait répandre ; auprès des torrents qu’en a fait répandre la coupable ambition de Louis XIV ? Que sont quelques maisons pillés en un seul jour par la populace, auprès des concussions que la nation entière a éprouvées pendant quinze siècles sous les trois races de nos rois ? Que sont quelques individus ruinés, auprès d’un milliard d’hommes dépoulles par les traitants, par les vampires, les dilapidateurs publics ?

Mettons de côté tout préjugé et voyons.

La philosopbie a préparé, commencé, favorisé la révolution actuelle ; cela est incontestable ; mais les écrits ne suffisent pas, il faut des actions. Or, à quoi devons nous la liberté, qu’aux émeutes populaires ?

C’est une émeute populaire, formée au Palais-Royal, qui a commencé la défection de l’armée et transformé en citoyens deux cent mille hommes dont l’autorité avait fait des satelites. Et dont elle voulait faire des assasins.

C’est une émeute populaire, formée aux Champs-Elysées, qui a éveillé l’insurrection de la nation entière ; c’est elle qui a fait tomber la Bastille, conservé l’Assemblée nationale, fait avorter la conjuration , prévenue le sac de Paris, empêché que le feu ne l’ait réduit en cendres et que ses habitants n’aient été noyés dans le sang.

C’est une émeute populaire, formée au marché Neuf à la halle, qui a fait avorter la seconde conjuration, qui a empêché la fuite de la maison royale et prévenu les guerres civiles qui en auraient été les suites trop certaines.

Ce sont ces émeutes qui ont subjugué la faction aristo- cratique des Etats Généraux, contre laquelle avaient échoué les armes de la philosophie et l’autorité du monarque ; ce sont elles qui l’ont appelé, par la terreur, au devoir, qui l’ont amené à se réunir au partie patriotique et à concourir avec lui pour sauver l’Etat.

Suivez les travaux de l’Assemblée nationale, et vous trouverez qu’elle n’est entrée en activité qu’à la suite de quelque émeute populaire, qu’elle n’a décrété de bonnes lois qu’à la suite de quelque émeute populaire, et que dans des temps de calme et de sécurité cette faction odieuse n’a jamais manqué de se relever pour mettre des entraves à la Constitution ou faire passer des décrets funestes.

C’est donc aux émeutes que nous devons tout, et la chute de nos tyrans, et celle de leurs favoris, de leurs créatures, de leurs satellites, et l’abaissement des grands, et l’élévation des petits, et le retour de la liberté, et les bonnes lois qui la maintiendront en assurant notre repos et notre bonheur.

La loi martiale qui proscrit les attoupements n’a donc été proposé que par un ennemi du bien public ; elle n’a été arachée que par des traitres à la patrie, et elle n’a été accordée que par des suppôts de la tyrannie. Qu’ils agréent ces qualifications s’ils n’aiment mieux recevoir celle d’imbéciles.

Les ennemis qui me persécutent peuvent me faire un crime d’une pareille doctrine ; mais je la prêche par devoir, par l’ordre impérieux de ma conscience, et je ne la déguiserai point dussé-je porter ma tête sur un échafaud.

Les coeurs sensibles ! ils ne voient que l’infortune de quelques individus, victimes d’une émeute passagère ; ils ne compatissent qu’au supplice mérité de quelques scélérats ! Je ne vois que les malheurs, les calamités, les désastres d’une grande nation livrée à ses tyrans, enchaînée, pillée, vexée, foulée, opprimée, massacrée pendant des siècles entiers. Qui, d’eux ou de moi, a eu le plus de raison, d’humanité, de patriotisme ? Ils s’efforcent d’endormir le peuple, je m’efforce de le réveiller ; ils lui donnent de l’opium, je lui verse de l’eau forte dans ses blessures, et j’en verserai jusqu’à ce qu’il soit pleinement rentré dans ses droits, jusqu’a ce qu’il soit libre et heureux.

N’avoir point de vues personnelles et proposer une loi martiale contre les attroupements, c’est singer les Anglais, et le comte de Mirabeau n’est pas homme à cela. Quoi qu’il en soit, nous lui devons quelques observations.

Une loi martiale contre les attroupements est bonne, excellente, admirable, lorsque la Constitution consacrée est juste et sage, nous allions dire parfaite, et que les dépositions de l`autorité se renferment dans le devoir ; alors elle empêche que des esprits inquiets et brouillons ne soulèvent le peuple pour tout bouleverser, et elle devient le plus ferme rempart de la liberté, du bonheur.

Mais lorsqu’une nation travaille à rompre ses fers, lorsqu’elle se débat contre les ennemis publics qui remplissent tous les départements, et cherchent à la livrer à l’anarchie ou à la re- plonger dans la servitude pour la tyranniser à leur gré, une loi martiale devient un mur d’airain élevé autour de l’abîme où elle est plongée.

O Mirabeau ! quand tu n’aurais fait que ce mal à la France, ton nom devrait être en horreur aux bons citoyens, et quand Robespierre n’aurait d’autre titre à la reconnaissance publique que de s’y être opposé, son nom lui sera toujours cher.

by Jean-Paul Marat