[ No V  ]  Freedom and liberty

DISCOURS AU PEUPLE

liberty


VERSAILLES

03 JULY 1790

O Français ! peuple libre et frivole, ne pressentirez-vous donc jamais les malheurs qui vous menacent, vous endormirez-vous donc toujours sur le bord de l’abîme ?

Grâce au peu de vues de ceux qui tenaient les rênes du gouvernement, à la lâcheté des ennemis de l’Etat, à un concours d’événements inattendus, vous avez rompu vos fers, vous avez les armes à la main. Mais au lieu de poursuivre sans relâche le châtiment des ennemis publics, vous vous êtes livrés au manège des hommes faibles ou corrompus qui s’efforçaient de les soustraire à votre juste vengeance, de les rappeler au milieu de vous, et vous avez laissé échapper ces coupables victimes.

Au lieu de sentir que votre indépendance actuelle est l’ouvrage des conjectures, vous en faites honneur à votre sagesse, à votre courage ; la vanité vous aveugle, et dans l’ivresse d’un faux triomphe, vous laissez vos perfides ennemis renouer tranquillement les fils de leur trame odieuse.

Au lieu de vous dévouer généreusement à la patrie, vous avez fait un objet de lucre des minces services que vous lui rendez ; vous ne semblez même vous disputer l’honneur de la servir que pour achever de la dépouiller.

Au lieu de choisir pour vos chefs des hommes indépendants, distingués pour leurs principes, leurs lumières et leurs vertus publiques, vous vous abandonnez aux premiers venus ; vous appelez à des places de confiance des hommes peu versés dans les affaires, des hommes pensionnés par le prince, des hommes qui ne subsistent que de ses largesses. Comment de pareils citoyens oseraient-ils élever la voix contre l’injuste autorité d’un maître ou, plutôt à quel titre compteriez-vous sur leur fidélité ? Le dirai-je ? Vous vous êtes montrés si peu jaloux du choix de vos mandataires que dans vos comités municipaux sont des hommes nourris des maximes de la robe et de la cour ; mais ce que la postérité refusera de croire, c’est que dans l’assemblée même de vos represewntants, où l’on ne devrait compter que des sages, se trouvent des hommes qui n’avaient d’autres titres auprès de vous que d’avoir bonne table, et qui pis est, des hommes peu recommandables par leurs sentiments, des hommes peu honorés par l’opinion publique, des hommes enfin qui n’ont échappé à la loi que par un certificat d’imbécilité… O siècle ! ô moeurs !

Peuple inconsidéré, livrez-vous à la joie, courez dans les temples, faites retentir les airs de vos chants de triomphe, et fatiguez le ciel de vos actions de grâces pour un bien dont vous ne jouissez pas. Vous n’avez plus de tyrans, mais vous éprouvez encore les effets de la tyrannie ; vous n’avez plus de maîtres, mais vous ressentez encore les maux de l’oppression ; vous ne tenez qu’un fantôme et vous êtes plus loin du bonheur que jamais. Hé ! de quoi vous applaudiriez vous ? D’un bout du royaume à l’autre, l’Etat est en travail et en convulsions ; vous êtes dans l’infortune, vos ateliers sont déserts, vos manufactures abandonnées, votre commerce est dans la stagnation, vos finances sont ruinées, vos troupes sont débandées ; vous vivez dans l’anarchie, et pour surcroît de calamité, c’est en vain que le ciel a eu pitié de vous. C’est en vain qu’il vous a ouvert les trésors de la fécondité. Vous n’avez échappé aux horreurs de la famine que pour éprouver la disette au sein même de l’abondance.

Encore, si vous touchiez au terme de vos maux ; mais ils ne feront qu’empirer. Les beaux jours fuient avec rapidité ; bientôt la rigueur de la saison ajoutera de nouveaux besoins à ceux qui vous consument ; le gain des ouvriers et des maîtres diminuant peu à peu avec la longueur des journées, ajoutera à la misère commune ; des légions de domestiques, mis sur le pavé, augmenteront la foule des indigents ; et l’affreux désespoir poussant au crime les malheureux qui manquent de tout et que la société abandonne, changera la capitale en un repaire de voleurs et d’assassins.

Quel sort vous attend ! Les ennemis cruels acharnés à votre perdre, ne cessent de vous tendre des pièges ; jour et nuit ils s’efforcent de vous entraîner dans tous les désordres, de vous accabler d’inquiétudes et d’alarmes, de vous fatiguer de votre indépendance, de vous faire sentir les maux de l’insubordination, de vous faire regretter l’esclavage et de vous réduire à chercher dans les bras d’un maître le repos, l’abondance et la paix.

Si du moins le Sénat national mettait fin à vos malheurs par la régénération du royaume. Mais, ô douleur ! depuis longtemps vos ennemis y siègent avec sécurité ; ils ont trouvé moyen de s’y faire des créatures, et de tourner contre vous vos propres défenseurs. La plupart de ses députés n’ayant à vous offrir qu’une fidélité incorruptible gardent le silence, tandis qu’une poignée d’orateurs ambitieux, verbeux et bruyants, consumant les jours en vains débats, tirent les affaires en longueur pour ne rien conclure, et semblent chercher à vous enlacer dans les liens d’une politique captieuse.

Le voile enfin tombera… Déjà quelques provinces font éclater leur mécontentement ; l’Etat est sur le point d’être déchiré. La capitale, qui ne subsiste que par le luxe et les vices, pourra bien redemander un maître, et peut-être verrat-on quelques ambitieux prodiguer l’or pour se saisir des rênes flottantes du gouvernement. Mais les provinces, perdues pour le monarque, s’érigeront en républiques. S’il en conserve quelques-unes, il combattra bientôt pour conquérir les autres, et nous serons replongés, pendant une longue suite de siècles, dans les horreurs des guerres civiles qui desolèrent autrefois la France. O ma patrie ! à l’aspect des malheurs qui t’accablent et te menacent, mon coeur se fend de douleur, des larmes de sang coulent de mes yeux.

Cessons de nous plaindre : les maux cruels qui nous font gémir sont notre ouvrage, les fruits amers de notre dépravation. Qu’attendre d’un peuple d’égoïstes qui n’agissent que par des vues d’intérêt, qui ne consultent que leurs passions, et dont la vanité est l’unique mobile ? Ne nous abusons plus : une nation sans lumières, sans moeurs, sans vertus n’est pas faite pour la liberté. Elle peut bien rompre un moment ses lois, mais peut-elle éviter de les reprendre ? et si elle n’est pas enchaînée par la force, elle le sera infaillible ment par la fourbe.

Insensés que nous sommes, nous fermons l’oreille aux sages qui cherchent à nous réveiller de notre léthargie, et nous l’ouvrons aux fripons adroits qui cherchent à nous endormir. Ah ! s’il nous reste encore quelque espoir, sortons, sortons de notre fatale sécurité, découvrons l’abîme ouvert sous nos pas, mesurons-en la profondeur et travaillons à le combler avant qu’il nous ait engloutis.

Réfléchissons-y mûrement. Jamais la machine politique ne se remonte que par des secousses violentes, comme les airs ne se purifient que par des orages. Rassemblons-nous donc sur les places publiques, et avisons aux moyens de sauver l’Etat : mais hélas ! pourrions-nous les méconnaître encore ? La source de nos malheurs actuels, c’est que les conseils de ceux qui nous gouvernent sont et trop nombreux et trop dépourvus de sages ; les cohues ne servent qu’à jeter partout le désordre ; et les ambitieux, les vicieux, les sophistes soudoyés ne sont bons qu’à nous perdre. Portons enfin la cognée à la racine. - Le seul moyen de tarir la source de nos maux, c’est de purger nos comités des hommes dont les principes sont suspects ou dangereux, des hommes qui tiennent quelque place, quelque pension du Gouvernement. Requérons aussi le Sénat national de se purger lui-même : que son premier décret déclare inhabile à siéger tout homme qui tient quelque bienfait de la Cour, ou qui fait une spéculation de la gloire de servir la patrie ; que tout membre qui a une place ou une pension du Prince soit invité à les remettre ; que chacun s’engage d’honneur à ne recevoir aucune faveur de la Cour, que dix ans après l’expiration de la législature dont il fait partie. Si le Sénat refuse de se purger, que les pouvoirs des députés dans lesquels on ne peut plus prendre confiance, soient révoqués par leurs commettants, et qu’à leur place soient appelés des hommes d’un vrai mérite.

Les Etats actuels ont été formés sur les mauvais principes de la féodalité ; aujourd’hui qu’il n’y a plus dans le royaume qu’un seul ordre de citoyens, que la hiérarchie sacrée et la noblesse n’y siègent plus comme classes privilégiées, qu’on n’y admette que ceux d’entre eux qui ont fait preuve de zèle patriotique, et que l’assemblée nationale, réduite au quart, soit uniquement composée d’hommes éclairés et vertueux.

by Jean-Paul Marat